Eikoh Hosoe: Le Théâtre des Corps

Réponses Photo, Hors Série #11, November 2010

Depuis le début de sa carrière de plus de cinquante ans, le photographe Eikoh Hosoe a façonné une œuvre singulière, unique dans le paysage photographique japonais. En faisant appel à la mythologie, la métaphore et te symbolisme, il a créé des images au-delà des limites de la photographie traditionnelle. Son style s'inspire de plusieurs disciplines différentes, combinant la photographie avec le théâtre, la danse, le cinéma et l'art traditionnel japonais. C'est au croisement de ses diverses disciplines que Hosoe trouvera l'inspiration et l'essence de ses plus grandes séries. Au début de sa carrière dans les années 50, le réalisme documentaire était de rigueur. Dans cette période d'après-guerre, l'objectivité documentaire était un moyen essentiel pour rendre compte des effets de la destruction massive de la guerre du Pacifique et surtout de l'horreur des bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki. Comme la plupart des jeunes photographes émergeant à cette époque, Hosoe a débuté dans cette voie du documentaire réaliste. Mais il changera rapidement de direction, révélant ainsi une approche unique dans la photographie japonaise.

Man and Woman #20, 1960

Man and Woman #20, 1960

Le choix de la liberté de style

Hosoe est devenu photographe alors que le Japon était remis en question après la défaite dans la guerre du Pacifique, la destruction du mythe de l'empereur et l'occupation américaine qui a suivi. Beaucoup de jeunes photographes de la génération de Hosoe ont voulu développer des nouvelles approches photographiques pour rendre compte de la turbulence de ces années. Mais alors que ses contemporains ont cherché à renouveler le genre documentaire pour présenter une vision personnelle et subjective de la réalité du monde vécu, Hosoe s'est lancé dans une toute autre direction. Il a entièrement abandonné le style documentaire dominant pour une approche imprégnée d'un sens profond de l'expérimentation et de liberté. La photographie de Hosoe se distinguait non seulement par sa thématique hybride, mélange de rêves, de fiction et de réalité documentaire, mais aussi par un style visuel baroque révolutionnaire. Dans un pays connu pour son sens esthétique minimaliste, voire austère, l'univers visuel de Hosoe a engendré un effet de choc sur la scène photographique nippone. Mais c'est sur une autre scène que Hosoe découvre peut-être sa plus grande inspiration, une découverte qui lancera sa carrière et sera au cœur de ses plus grandes séries. Grâce à l'écrivain Yukio Mishima, Hosoe rencontra Tatsumi Hijikata, l'un des fondateurs de la danse buto. Ce mouvement révolutionnaire, fondé dans les années d'après-guerre, intègre des éléments de l'expressionnisme allemand et de la danse japonaise dans la recherche d'une nouvelle identité sociale. Ébloui par la performance de Hijikata adapté du roman Kinjiki (Couleurs défendues) de Yukio Mishima dans un petit théâtre de Tokyo, Hosoe a commencé à photographier ce danseur unique, une collaboration qu| s'est poursuivie pendant de nombreuses années. Cette association avec Hijikata sera à la racine des plus grandes séries de Hosoe et, malgré sa mort en 1986, l'influence de cet artiste de la danse et de la performance est toujours aussi puissante aujourd'hui.

Kamaitachi #23, 1965

Kamaitachi #23, 1965

La rencontre avec Tatsumi Hijikata

C'est avec sa première série, "Man and Woman" (1959) que Hosoe fait éruption au sein du milieu photographique de Tokyo. Armé de son Minolta SR-I, il utilise une panoplie d'objectifs Rokkor (du 35 au 200 mm) pour photographier les corps de ces danseurs. Ces images hvper-contrastées au grain très prononcé, sont séquences comme une performance, une interprétation nouvelle de l'union des corps. Après le succès de cette série, en 1961, Hosoe se rend sur la côte pour continuer son travail sur le nu dans une série qu'il intitule "Embrace". Mais, le choc brutal de la découverte du livre de Bill Brandt Perspective of Nudes (1961) dans une librairie de Tokyo, le pousse à abandonner la série et il ne la reprendra que dix ans plus tard. Pour sa prochaine série c'est l'influence de Tatsumi Hijikata qui se fera de nouveau ressentir. C'est grâce à leur admiration partagée pour Hijikata que Hosoe fera la rencontre de l'écrivain Yukio Mishima, l'une des plus grandes figures de la littérature japonaise du vingtième siècle et un écrivain très controversé au Japon. En 1961, Mishima a vu les clichés de Hijikata par Hosoe et il a invité le photographe à travailler avec lui, une collaboration qui a conduit à Barakei (Ordeal by Roses), publié pour la première fois en 1963. À son Minolta SR-1, Hosoe ajoute un Canon L3 et une chambre Linhof 4x5 pour créer ces portraits hallucinés de Mishima dans sa maison rococo de Tokyo. C'est avec Barakei que le théâtre photographique de Hosoe ouvre ses portes. En s'inspirent de la théâtralité de sa maison, Mishima donne libre cours à Hosoe pour créer une performance érotique et morbide. Quelques années plus tard, Hosoe et Mishima décident de publier une deuxième édition du livre, et Mishima fera coïncider sa publication avec son suicide par seppuku. ce qui donne un caractère encore plus ténébreux à ces images. 

Après Barakei, Hosoe collabore avec Hijikata sur Kamaitachi (1965-1969), une dramatisation intense des souvenirs d'enfance de Hosoe dans la région rurale du Tohoku au nord du Japon où il a passé les années de guerre. Hijikata incarne le Kamaitachi, un démon mythique qui hante les champs de riz. Cette série est peut-être la plus belle illustration du style photographique de Hosoe, alliant performance et documentaire avec une esthétique dramatique et baroque qui incarne les principes du butô ankoku (danse des ténèbres).

Ukiyo-e Projections #2-36, 2003

Ukiyo-e Projections #2-36, 2003

Couleur ou n&b

Grâce notamment à ses dix premières années de carrière, Hosoe s'est établi comme un des maîtres du noir et blanc. Il le préfère à la couleur car il lui permet de "photographier l'essence même de son sujet". En particulier son utilisation des noirs les plus profonds crée des univers à mi-chemin entre le réel et l'imaginaire. Mais il ne renie pas la couleur pour autant: pour sa série de photographies sur le travail du célèbre architecte catalan Gaudi, il n'a pas n'hésité à employer la couleur. Plus récemment, il retourna à la couleur pour "Ukiyo-e Projections", un hommage à Tatsumi Hijikata et au célèbre Asbestos Dance Studio fondé par Hijikata et sa femme, qui a été fermé en 2003. Pour cette série, Hosoe projette sur les corps d'une troupe de danseurs de butô un mélange de ses propres photographies en noir et blanc avec les images aux couleurs vives des estampes japonaises de ukiyo-e. Pour ces "projections" la couleur s'imposait. Plus étonnant que ce passage par la couleur, après plus de cinquante années d'argentique, pour sa dernière série sur Auguste Rodin, Hosoe est passé au numérique. Il a utilisé un Ricoh GR pour "retrouver les sensations de ses débuts photographiques", quand son père lui avait donné son premier appareil 35 mm. Néanmoins, il regrette "le fait que nous perdons la magie de la chambre noire" et que la photographie est devenue un "événement quotidien banal". Pour lui, ce n'est pas dans l'avancée technologique des appareils que se situe la "révolution numérique", mais dans l'impression.

La découverte de l'impression numérique

Il y a quelques années, Hosoe a commencé à expérimenter l'impression numérique pour pouvoir présenter ses photos sur des papiers différents des papiers argentiques. En particulier il était très curieux de tenter d'imprimer sur le papier washi, à base de riz, qui est utilisé dans la tradition artistique japonaise. En collaboration avec un imprimeur, il a fabriqué des tirages qu'ils ont appelés "somezuri" (dye-print) car le papier washi est très absorbant et l'encre y pénètre profondément plutôt que de rester sur sa surface. De plus, l'arrivée des encres à base de pigments permet une qualité de conservation remarquable. Pour Hosoe. cela a été une source d'inspiration et il a commencé à tester de nouvelles techniques de tirage. En collaborant avec des artisans de Kyoto, il a commencé à présenter son travail sous la forme de byobu (paravent) et kakejiku (rouleau pictural). Le résultat est étonnant: la texture du papier washi crée des images très mates mais avec une belle profondeur de noirs. Ces somezuri rappellent l'esprit de la photogravure utilisée dans l'âge d'or de l'édition de livres photo au Japon dans les années 60. Pour Hosoe, l'impression numérique ouvre donc une infinité de possibilités pour la présentation de son travail. Avec ses kakejiku et byobu, il a créé de nouveaux objets photographiques à mi-chemin entre le livre et te tirage, tout en respectant tes anciennes traditions artistiques japonaises. Comme pour son approche photographique mélangeant théâtre, performance et documentaire, c'est avec le mariage du nouveau et de l'ancien que Hosoe parvient à continuer à repousser les limites de l'expression photographique.

By Marc Feustel

(Photographs by Eikoh Hosoe)