Yukichi Watabe, Une enquête de longue haleine
Tempura, N°10, Summer 2022
Anders Edström, Hors du temps
Tempura, N°10, Summer 2022
Le 13 janvier 1958, un nez, un pouce sectionné et un pénis sont découverts dans la préfecture d’Ibaraki, près du lac Senba. Le lendemain, un corps défiguré et décomposé par de l’acide est retrouvé de l’autre côté du lac. Grâce à l’empreinte digitale de ce pouce, la police réussit à identifier la victime comme étant Chu Sato, un habitant de l’arrondissement de Sumida à Tokyo. Mais qu’est-ce qui a motivé cette mort si brutale ? Et comment ce corps s’est-il retrouvé à plus de 100 km de la capitale ? Pour poursuivre l’enquête, une unité spéciale est mise en place, le « Bureau spécial de l’affaire du cadavre démembré » constitué de membres de la police métropolitaine de Tokyo et de la police d’Ibaraki.
Trois mois plus tard, alors que l’enquête se trouve dans l’impasse à la suite d’une fausse piste poursuivie dans la préfecture de Gifu, le photographe Yukichi Watabe (né en 1924 à Sakata dans la préfecture de Yamagata) obtient l’autorisation d’accompagner les policiers responsables de l’affaire. Pendant trois semaines il suit le duo de Tsutomu Mukoda – un croisement entre Humphrey Bogart et l’inspecteur Columbo – de la brigade criminelle de Tokyo et le jeune Katsumi Midorikawa de la police d’Ibaraki.
L’ensemble d’images réalisées par Watabe est étonnant, à la fois par sa qualité cinématographique – elles se rapprochent plus de photographies de plateau d’un film noir que d’images purement documentaires – mais aussi par l’apparente décontraction des détectives devant l’objectif.
Mukoda est un sujet idéal, sa « gueule » d’une photogénie rare apparaît sur presque toutes les images, fumant cigarette sur cigarette, épluchant les dossiers, sur le guet dans une gare, sillonnant les rues de jour comme de nuit. En dépit de leur détermination, les détectives ne réussissent pas à trouver la moindre piste et l’enquête poursuit une trajectoire circulaire sans fin. Ce n’est qu’en juillet que le tueur a finalement été appréhendé, non pas par l’unité spéciale, mais grâce à une campagne de police nationale qui a recoupé les données de 21 affaires de meurtre non résolues.
Malgré cet échec, le projet reste unique en son genre, non seulement par l’accès accordé au photographe et la qualité des images réalisées, mais aussi par son histoire éditoriale qui est elle-même digne d’un polar. En effet, après une première publication d’un extrait de la série dans le magazine photo Nippon en juin 1958, le projet a été enseveli dans un tiroir jusqu’au début des années 2000, lorsqu’un expert de livres anciens met la main sur une série de 120 tirages réalisée par Watabe. Malgré ses efforts, il peine à trouver davantage d’informations sur sa provenance. Quand le grand collectionneur (et producteur des films de James Bond) Michael Wilson décide d’acheter cette collection quelques années plus tard, il s’associe avec la directrice du Bal, Diane Dufour, et Xavier Barral pour en faire un livre primé, A Criminal Investigation (2011). Une fois n’est pas coutume, c’est donc en France que ce projet a été publié pour la première fois, avant d’être repris au Japon. À la suite du succès de A Criminal Investigation, la maison d’édition japonaise Roshin Books publie une deuxième version, Stakeout Diary, en 2013, cette fois-ci à partir des négatifs retrouvés dans les archives de Watabe, permettant ainsi à ce remarquable travail de refaire surface en Europe comme au Japon.




Dans La Jetée, le film culte de 1962, Chris Marker construit une expérience cinématographique presque exclusivement à l’aide de photographies. Cette œuvre de 28 minutes, qui a marqué à la fois l’histoire du cinéma et celle de la photographie, fait preuve d’une parcimonie extrême dans l’utilisation des images pour raconter une histoire mouvante et dynamique uniquement à l’aide d’images statiques.
Anders Edström, Shiotani, 2021.
Pour Shiotani, le photographe suédois Anders Edström s’est livré à l’exercice inverse. La structure de ce livre monumental, constitué de près de 700 photographies prises sur une période de 15 ans, se rapproche plus du flux visuel d’un film que de celui d’un livre photo. Au fil des pages, on découvre un village calme et le paysage qui l’entoure composé de champs, de forêts, de montagnes. Ce village de Shiotani est habité par la mère et les grands-parents de la femme du photographe, Yoshiko, dont on découvre le quotidien : une vie d’une simplicité absolue, parfaitement hors du temps.
Le village de Shiotani (« la vallée du sel ») se situe à 50 km au nord-ouest de Kyoto, à quelque 20 km de la côte de la mer du Japon. Lorsque Edström s’y rend pour la première fois en 1992, il ne compte pas plus de 47 habitants. Pour la plupart d’entre eux, le photographe était le premier Occidental qu’ils voyaient depuis la Seconde Guerre mondiale.
Après s’être installé au Japon avec sa famille, Edström retourne régulièrement à Shiotani, toujours muni de son appareil photo. En 2006, la grand-mère de Yoshiko lui exprime son souhait de voir certaines des photos qu’il a réalisées au fil des ans. C’est en assemblant un album photo pour elle qu’Edström eut l’idée d’entamer un projet de livre.
Pour un projet de cette ampleur, il peut sembler aléatoire, même impossible d’en extraire une image seule. Mais à travers les différentes générations assises autour de cette table, se dessinent les contours de ce récit simple, même essentiel. Dans ce cliché, on retrouve le style dépouillé du photographe, une scène du quotidien qui baigne dans une lumière douce. Cette image est à des années-lumière du monde de la mode dans lequel Edström a construit sa carrière, notamment auprès de Martin Margiela et d’Olivier Zahm du magazine culte Purple. C’est davantage de l’univers cinématographique du maître Yasujiro Ozu que se rapproche ce projet qui traite de notre relation au monde par le prisme de la famille. La famille avec ses routines et ses rituels, ses réveils et ses nuits trop courtes, ses sourires et ses regards, sa banalité et sa lassitude, son partage et son isolement, ses vies et ses morts.
Cette famille et ce village s’inscrivent dans un paysage rural de montagne sans cesse transformé par les saisons. Ainsi, Shiotani nous donne une impression du temps long, de quelque chose qui pourrait même ressembler à de l’éternité. Comme le dit le collaborateur d’Edström, le réalisateur américain C. W. Winter : « C’est une ode à l’investissement sur le long terme. »
En effet, le livre Shiotani ne représente qu’un des volets de ce projet. Edström et Winter ont également co-réalisé un long métrage plusieurs fois primé qui fait écho au livre dans sa forme épique : huit heures de cinéma qui se divisent en trois chapitres. Les Travaux et les jours (de Tayoko Shiojiri dans le bassin de Shiotani)1 est une chronique qui raconte, au fil des saisons, le quotidien de l’agricultrice Tayoko Shiojiri du village de Shiotani, dessinant le portrait d’une femme, d’une famille, d’un territoire, d’un paysage sonore et de ce rapport au temps qui passe inéluctablement.
La bande-annonce du film ouvre sur cette citation issue des Géorgiques de Virgile, « La première règle en agriculture est de ne pas chercher la facilité. La terre exige des efforts ». Il en va de même de Shiotani : un projet exigeant, mais qui portera ses fruits pour ceux qui feront l’effort de les cueillir.