Emi Anrakuji, Dialogue d’outre-tombe

Tempura, N°11, Autumn 2022

En juillet 2011, l’exposition charnière From Here On présentée aux Rencontres d’Arles annonçait une nouvelle époque photographique. Selon le manifeste qui l’accompagne, « Maintenant, nous sommes une espèce d’éditeurs, tous, nous recyclons, nous faisons des copiés-collés, nous téléchargeons et nous remixons. Nous pouvons tout faire faire aux images. » From Here On partait du constat que le déluge d’images mis en marche par les réseaux sociaux avait fait de l’appropriation et du détournement des outils tout aussi importants que l’appareil photographique pour un créateur d’images aujourd’hui. 

Depuis le début des années 2000, ce phénomène a envahi les écoles d’art européennes pour devenir la marque de fabrique d’une nouvelle génération. Mais au Japon, malgré la position du pays à la pointe de la technologie, cette vague n’est pas bien plus qu’un clapotis. Rares sont les photographes japonais à se servir de l’appropriation d’images dans leur pratique et les quelques exceptions sont souvent passés par une éducation artistique occidentale ou ont fait carrière en dehors du Japon. 

Emi Anrakuji, Ehagaki, début des années 2000.

La série Ehagaki d’Emi Anrakuji est donc un ovni, d’autant plus que cette photographe de Tokyo est née en 1963. Le titre de la série (qui signifie carte postale) provient d’une collection de cartes postales de destinations européennes et américaines constituée à la fin du 19e siècle et début du 20e siècle par son grand-père, un importateur de vin à Tokyo. Cette collection a une importance particulière pour la famille étant donné qu’elle a miraculeusement survécue au grand séisme du Kanto de 1923 ainsi qu’aux bombardements de la capitale de la Seconde Guerre Mondiale, malgré le fait que la boutique du grand-père à Kanda avait été réduite en cendres à deux reprises.

Anrakuji n’a jamais connu son grand-père, mais à travers la collection qu’il a constituée pendant près de 20 ans, et conservé méticuleusement, elle a senti l’opportunité d’un rapprochement par l’image. Pour ce faire, la photographe a décidé de tirer certaines de ses photographies sur 30 cartes postales de la collection, créant ainsi des associations d’images inattendues et confrontant son univers à celui découvert par son grand-père au fil de ses voyages plus d’un siècle auparavant.

Ayant suivi une formation de peintre, Anrakuji a découvert la photographie durant sa vingtaine après qu’une tumeur au cerveau l’a rendue aveugle au sens de la loi. Depuis, elle a développé une pratique singulière centrée sur l’auto-portrait. Elle explore son corps à travers l’image, entre poésie et érotisme, mais sans jamais révéler ses yeux. On retrouve dans ses clichés une épaule dénudée, sa bouche, une main, ou peut-être un pied, comme ici dépassant d’un drap au motif graphique. 

Pour créer Untitled 25, Anrakuji a imprimé cet autoportrait sur une carte postale représentant le bâtiment de la United Gas Improvement Company à Philadelphie photographié au début du 20e siècle. Elle transforme ainsi l’image originale, perturbant l’échelle et réduisant cette structure imposante à l’échelle d’une maquette. La technique de tirage pigmentaire qu’elle emploie donne également un nouveau souffle vital à l’image grâce à ces couleurs profondes et vives. 

Ainsi, dans Ehagaki, Anrakuji superpose des fragments visuels de son intimité sur des images destinées à une consommation de masse conçues aux débuts de la reproduction mécanisée de l’image. Plutôt qu’une recherche d’un nouveau sens ou d’un rapprochement de ces deux univers, ces créations déboussolent, confrontant deux perspectives contradictoires et rendant les deux images difficiles à déchiffrer individuellement. 

En effet, l’artiste semble davantage motivée par sa relation avec son grand-père que par l’expérimentation visuelle en tant que telle. Ehagaki est donc moins une appropriation qu’un hommage, un dialogue d’outre-tombe qui transcende la géographie et les époques pour rapprocher deux membres d’une même famille tous deux amoureux de l’image.