Hiroh Kikai, Une conversation inépuisable

Tempura, N°4, Winter 2020




































Keijiro Kai, Wounded Bears

Tempura, N°4, Winter 2020

Arrivé à Tokyo depuis son Yamagata natal à l’âge de 20 ans, c’est dans le quartier d’Asakusa que Hiroh Kikai fait ses premiers pas photographiques et y entame un projet qu’il mènera pendant plus de quarante ans. Quartier ayant connu son âge d’or pendant l’époque Edo, Asakusa était anciennement un haut lieu du divertissement de la ville. S’il est aujourd’hui associé à un Tokyo traditionnel qui disparaît petit à petit, l’attirance de Kikai pour Asakusa ne provenait pas d’un besoin de se saisir d’un Japon en voie de disparition. Il y voyait plutôt une zone hors du temps où se croisaient Tokyoïtes et Japonais de tous bords venus en pèlerinage au temple Sensô-ji. Kikai s’est rendu compte que depuis ce point d’observation unique, en restant immobile dans cette ville en mouvement perpétuel, c’est tout le Japon qui allait passer devant lui. 

Après avoir acheté son premier appareil, un Hasselblad 6x6, grâce à un prêt de son professeur de philosophie Sadayoshi Fukuda, il commença à réaliser des portraits dans ce quartier, utilisant les murs rouge vif des temples comme un studio en extérieur. C’est ce même appareil qui lui servira pour toute cette série. On voit dans ces portraits l’admiration que Kikai portait pour les maîtres de la photographie de portrait, de Diane Arbus à August Sander, qu’il avait étudiés de près pendant sa jeunesse. Ses cadrages serrés et le regard droit vers l’objectif de ses sujets font surgir quelque chose de chacun de ces individus, créant un lien, une connexion avec celui qui les regarde. Lorsqu’il n’était pas en voyage en Turquie ou en Inde (ses deux autres grandes muses photographiques), Kikai se rendait quasi-quotidiennement à Asakusa. Il photographiait peu, et parfois plusieurs jours s’écoulaient avant qu’il ne réalise un portrait.

Un danseur de Butoh, 2001 / Un homme âgé au regard pénétrant, 2001 / « Une petite gorgée, et je pétille toute la soirée », 1999 / Un tatoueur et son fils, 2003.

Les séances ne duraient pas plus d’une dizaine de minutes, mais ces brefs instants pendant lesquels il échangeait quelques mots avec ceux qui posaient lui permettaient d’observer les petits détails à partir desquels il construirait par la suite l’autre facette essentielle de cette série : les légendes. Parfois celles-ci indiquent simplement la profession de la personne (« Un danseur de Butoh », « Un relieur »), d’autre fois c’est une phrase prononcée par le modèle (« Une petite gorgée, et je pétille toute la soirée »), d’autres fois encore il s’agit d’attirer notre attention sur un détail de l’image (« Une femme dont la coiffure ressemble à celle d’un personnage d’anime »), plantant ainsi une graine narrative qui nous fait entrer dans l’intimité de ces personnes et permet à notre imaginaire de leur construire une vie. 

L’attention que Kikai portait à chacun de ces courts textes n’est pas sans lien avec son amour pour le cinéma, celui d’Andrzej Wajda, de Federico Fellini ou encore de Shōhei Imamura, plus encore que celui pour la photographie qu’il avait cessé de regarder. Il avait d’ailleurs été ravi par la question de Wadja, lors d’une de ses expositions de portraits en Pologne, qui lui avait demandé si toutes ces personnes étaient japonaises. En effet, Kikai ne cherchait aucunement à dresser le portrait des Tokyoïtes ou même des Japonais. La question qui a motivé toute sa carrière photographique était liée à son approche humaniste et universaliste: « Qu’est-ce que cela signifie d’être humain? » Il souhaitait que ses portraits deviennent des « conversations inépuisables à double sens, entre l’image et celui qui la regarde ». Hiroh Kikai s’est éteint le 19 octobre 2020 à Tokyo, mais tant que nous verrons ses portraits, ces conversations continueront à nourrir notre compréhension de la nature humaine̶.


Dans sa série Wounded Bears (Ours blessés), Keijiro Kai photographie l’un des trois plus grands festivals du feu au Japon : le rituel shinto du festival Dosojin, qui a lieu à la mi-janvier dans le village de Nozawa Onsen (préfecture de Nagano). Le festival culmine avec un combat autour d’un shaden (sanctuaire) d’une dizaine de mètres de haut, construit par les villageois quelques semaines plus tôt à partir d’arbres sacrés de la forêt voisine. Un groupe d’hommes, âgés de quarante-deux ans, chante depuis son sommet tandis que d’autres, âgés de vingt-cinq ans (deux âges considérés comme malchanceux au Japon, nécessitant une purification spirituelle), montent la garde au sol. Pendant plusieurs heures les gardes du sanctuaire tentent de le protéger face aux assauts de villageois de tous âges qui veulent y mettre feu, armés de torches traditionnelles. 

Ce rituel spectaculaire attire de nombreux photographes chaque année, mais l’approche de Kai est singulière. Il ne cherche ni à esthétiser ce spectacle de feu et de lumière ni à documenter les différentes étapes de ce long festival riche en symboles qui remonte à 1863. Kai, un photographe de sports freelance, déjoue les codes de son univers professionnel pour cette série. Se servant du flou et de la surexposition, ses images sont crues, cherchant avant tout à traduire l’énergie, l’intensité, parfois la brutalité de ce combat. Wounded Bears nous plonge au cœur de l’action, entre les villageois qui attaquent le shaden et ceux qui tentent de le protéger des flammes. La série se termine sur l’image d’un jeune homme couvert de suie et de cendre, épuisé par ce combat — l’incarnation de l’ours blessé, qui donne son titre à la série. 

C’est cette même approche que Kai développe dans tout son travail personnel, de Wounded Bears jusqu’à Charanga, une série sur le combat rituel appelé Tinku, dans les Andes boliviennes. Son premier projet, Shrove Tuesday, se situait à Ashbourne, dans le nord de l’Angleterre, et plongeait le spectateur au cœur de l’affrontement du Royal Shrovetide Football, un match de football millénaire opposant les habitants de la ville pendant deux jours entiers. C’est dans le livre auto-publié de la série que Kai rend compte de ses motivations. « Tantôt plongé dans le chaos, tantôt le fuyant, je me suis rendu compte que c’était cela que je recherchais désespérément. » Une tentative de s’immerger dans le chaos, et de nous y emmener avec lui. 

Le combat livré entre les groupes de villageois de Nozawa Onsen fait écho à un combat plus fondamental : celui entre l’homme et la nature, une « bataille ambiguë », comme le décrit Hitoshi Suzuki dans l’ouvrage portant sur la série Wounded Bears. Dans les images de Kai, ce combat symbolique s’exprime non pas comme un affrontement entre rivaux, mais plutôt par le besoin qu’ont ces hommes de faire l’expérience de la puissance pure — celle des éléments primaires du feu et de la glace — et de se rappeler leur place au sein de la nature et l’équilibre qu’ils doivent trouver avec elle.