Ryudai Takano, With me
Tempura, N°5, Spring 2021
Munemasa Takahashi, Au fil de l’eau
Tempura, N°5, Spring 2021
Pendant les séances de prises de vue pour sa série de nus How to Contact a Man (2005), Ryudai Takano a commencé à s’interroger sur les différences, même subtiles, qui existent entre les diverses teintes de peau. Il avait alors demandé à ses modèles de se tenir à ses côtés pour pouvoir comparer leur teinte de peau à la sienne, créant ainsi une archive de recherche visuelle pour de futurs projets. Pour mettre ses sujets à l’aise, Takano s’était lui-même entièrement dénudé à l’occasion de l’exercice. La série est d’autant plus intéressante qu’au départ ces images n’étaient pas destinées à être montrées. C’est seulement lorsqu’il a retrouvé ces tirages dans un tiroir plusieurs années après que Takano a envisagé de les présenter en tant que travail artistique.
Contrairement à ses séries de nus précédentes comme ca.ra.ma.ru (1993–1996) ou encore In My Room (2002–2005), pour laquelle il a reçu le prix Kimura Ihei, il est frappant de noter que Takano ne semble pas avoir réfléchi à la construction de ces images. Il se souvient qu’il n’y a eu ni discussion, ni orientation des sujets. Cela donne à ces photographies leur caractère si particulier; une pudeur qui se mélange avec une forme d’allégresse et une chaleur humaine qui semble lier le photographe et ses partenaires.
Au sujet de With Me, Takano dit : « Je crois que la photographie est une collaboration entre le sujet et le photographe. Ni le sujet, ni le photographe ne peuvent mener à bien cette collaboration de manière unilatérale. Il est important qu’un photographe se tienne côte à côte avec le sujet. » En décidant de présenter With Me, c’est cet aspect collaboratif que Takano met en lumière ; non seulement la relation qui s’installe entre le photographe et son sujet, mais aussi celle avec le spectateur.
Malgré la nudité de tous ces corps, ces images n’ont rien de sexuel. Ces corps d’hommes – mais aussi de femmes – ne sont pas érotisés ou sublimés, mais simplement montrés tels qu’ils sont. Le désir qui émane de ces images n’est pas charnel, c’est un désir plus innocent : celui de revenir à notre état le plus naturel.
Néanmoins, lors d’une importante exposition collective, Photography Will Be, au musée préfectoral d’art d’Aichi en 2014, les autorités ont eu une tout autre lecture de ce travail. Après une plainte anonyme, la police est intervenue, demandant au musée de retirer les images de Takano dans lesquelles le sexe des modèles était visible. Le musée a refusé de retirer les œuvres mais, après concertation avec l’artiste, un voile a été placé par-dessus la moitié inférieure des images jugées « obscènes ».
Suite à cette intervention, Takano s’est longuement exprimé dans un communiqué publié en ligne, dans lequel il dit : « Je ne comprends pas pourquoi “l’obscénité” est un crime. Dans notre société, il est indéniable qu’un corps nu ne possède absolument aucun pouvoir destructeur. » Néanmoins, le photographe a accepté la censure de ces images, convaincu que cela permettrait au public de s’interroger sur son bien-fondé.
Que ce soit pour son travail sur le corps – le sien et celui des autres – mais aussi pour ses clichés de paysages urbains japonais anonymes ou les « snapshots » de son quotidien, Ryudai Takano cherche toujours à bousculer les certitudes, à nous inviter à regarder là où nous ne le faisons pas, et ainsi à interroger la qualité du regard que nous portons sur le monde.
Ryudai Takano, With Me series : with JT #05, 2010 / with MS #02, 2007 / with TW #04, 2010 / with NH #39, 2009 / with MS #08, 2012.
Munemasa Takahashi, Spinning a Yarn, 2020.
Sur cette image du nouveau projet de Munemasa Takahashi, on perçoit la trace laissée par une main venue se poser un court instant dans un bol rempli d’eau. Cette image d’une grande simplicité évoque notre souhait de fixer par la photographie des instants éphémères, et de préserver les traces que nous laissons derrière nous. Cette photographie est tirée du projet Spinning a Yarn (filer un fil), une expression anglaise qui signifie « raconter une histoire alambiquée ». Malgré son titre, c’est l’eau qui joue le rôle principal de ce projet.
Après la catastrophe du 11 mars 2011, Takahashi s’est engagé auprès de l’association Salvage Memory Project dans la petite ville de Yamamoto, dans la préfecture de Miyagi. L’association a été créée pour tenter de restituer à leurs propriétaires les photographies de famille qui avaient été emportées par le tsunami. C’est au cours de ce travail bénévole de longue haleine que Takahashi fait la rencontre de celui qui deviendra un véritable ami. Ce dernier, lors d’une conversation en voiture le long de la côte de Miyagi, lui suggère de prendre des photos de « choses qui flottent sur l’eau ». L’idée peut sembler étrange, aléatoire, mais venant de quelqu’un ayant grandi dans une ville profondément touchée par le tsunami, elle interpelle Takahashi, qui ne sait toutefois pas comment lui donner suite.
Spinning a Yarn s’inscrit dans la lignée du précédent livre de Takahashi, Laying Stones, un hommage à son ami qui s’est donné la mort quelques années après leur rencontre en 2011. Avec cette nouvelle série (qui a donné lieu à un très beau livre publié en septembre 2020 aux éditions VERO), Takahashi continue le travail de collecte de fragments visuels en noir et blanc amorcé dans Laying Stones. Mais ici, il passe à la chambre photographique, donnant une plus grande précision et une qualité formelle à ses images, tout en maintenant un esprit de découverte et de spontanéité.
C’est dans le temps, petit à petit, que la suggestion de son ami a pris une forme photographique. Bien entendu, l’eau sous toutes ses formes figure au cœur de la série – celle des cascades et des lacs, mais aussi celle qui s’accumule le long d’un mur en béton ou encore sous la forme de gouttelettes à peine perceptibles autour d’un nombril de femme. Mais la série prend aussi d’autres chemins, fleurs sublimes, paysages et, pour la première fois, son auteur décide d’y intégrer sa propre vie avec des photos d’amis, de son mariage, et de la naissance de son premier enfant. Le titre de la série trouve son sens dans le tissage que Takahashi effectue entre ses éléments disparates. Un fil qu’il a continué de poursuivre sans savoir où celui-ci allait le mener.
On dit que l’eau est synonyme de vie, mais dans Spinning a Yarn elle revêt aussi un caractère sombre et lourd de sens : un symbole des évènements tragiques du 11 mars 2011 et de ces centaines de milliers de photographies qui ont été emportées par la vague et que Takahashi, son ami et le Salvage Memory Project ont tenté de retourner à leurs propriétaires. L’impression laissée par cette main n’aura sûrement duré que quelques instants, mais à travers ce geste photographique, Takahashi a réussi à la faire résonner plus longuement.