Aglaia Konrad, Particules élémentaires

Tempura, N°9, Spring 2022

Cette perspective aérienne de Tokyo par l’artiste et chercheuse autrichienne Aglaia Konrad rappelle ces maquettes architecturales que l’on trouve dans les projets d’urbanisme. Une succession de constructions géométriques semble s’étendre jusqu’à l’horizon et au-delà. L’aspect géométrique de ce paysage (les courbes sont quasi absentes) est amplifié par l’infrastructure qui la domine : des parkings à plusieurs niveaux donnent sur une ligne ferroviaire et une voie express surélevée au-dessus d’un cours d’eau aménagé. Le tissu urbain semble découpé et même rythmé par ces éléments. 

Aglaia Konrad, Japan Works, 2021.

Pour un citadin européen, l’expérience des grandes villes japonaises peut être déconcertante. La structure de Tokyo ou d’Osaka diffère radicalement de nos capitales. Loin de l’homogénéité du Paris haussmannien, la capitale japonaise est une ville de strates où le neuf se frotte souvent à l’ancien, le béton brut et le verre au bois patiné et à la taule – une ville où l’accumulation des différentes couches est visible à même la rue. C’est au niveau de l’infrastructure que ce contraste est le plus marqué. En Europe, celle-ci est en général invisible ou, du moins, dissimulée. Au Japon, à l’inverse, elle domine la surface de la ville à tous les niveaux. Elle est non seulement visible, mais s’impose au point de devenir l’élément dominant qui ordonne l’espace et l’expérience urbaine. 

Fascinée par cette autre conception de la ville, Aglaia Konrad s’est rendue au Japon en 2019 pour réaliser un projet de recherche sur le courant architectural du métabolisme. Apparu dans les années d’après-guerre, ce mouvement est nourri à la fois par les idées sur les mégastructures architecturales ainsi que les processus biologiques de croissance pour développer une nouvelle conception de la construction urbaine – son icône la plus reconnue est la Nakagin Capsule Tower de Kisho Kurokawa dans le quartier de Shimbashi à Tokyo. Malgré son intérêt pour les réalisations représentatives du métabolisme, Konrad a décidé d’élargir le champ de sa recherche pour englober l’architecture anonyme des étendues urbaines et, donc, l’expérience de la ville japonaise au niveau de la rue. Ce voyage a donné lieu à un livre étonnant, Japan Works, paru chez Roma Publications en 2021, une documentation richement détaillée de son parcours de Tokyo à Osaka en passant par Kyoto. Le livre entremêle images en noir et blanc en pleine page avec des grilles de 12 images en couleur réalisées au smartphone. 

Konrad semble avoir tout photographié – chaque rue parcourue, chaque élément architectural – de manière purement descriptive, comme si elle avait intégré l’appareil photographique à son regard. Les images ne trahissent aucun souci d’esthétisme, mais agissent plutôt comme une série d’observations, de notes visuelles sur les caractéristiques de ces espaces urbains. Son projet fonctionne par accumulation, s’appuyant sur ces milliers d’images qui traduisent l’expérience depuis la rue. Le Japon est un des viviers de l’architecture moderne et contemporaine grâce à une liste impressionnante de créateurs qui va de Kenzo Tange à Arata Isozaki en passant par Shigeru Ban, Toyo Ito, et l’incontournable Tadao Ando. Mais Konrad s’intéresse moins aux grandes réalisations architecturales qu’aux détails de l’espace urbain: poteaux, tuyaux et conduits, cages d’escalier, enseignes et panneaux, réservoirs d’eau, climatiseurs, et bien sûr l’omniprésent réseau suspendu de câbles électriques. À l’inverse de la photographie architecturale classique, Konrad ne cherche pas à faire l’éloge des structures architecturales elles-mêmes, mais à étudier leur environnement et la manière dont elles s’inscrivent dans celui-ci. 

Les excellents textes de l’architecte et chercheur australien Julian Worrall, qui ponctuent le livre, dissèquent ces différents aspects, donnant des clés pour permettre au lecteur de décrypter ces territoires urbains foisonnants. Worrall décrit Tokyo comme une ville « enveloppante et gazeuse, semblant n’avoir aucune limite ou frontière. Ses caractéristiques ressenties sont la profusion, la multitude, la complexité. C’est l’espace du multiple, et non de l’unique. La ville se lit comme une immense accumulation de particules, un nuage de matériaux et d’objets dans une forme de suspension cristalline ». Une ville insaisissable, qui semble être devenue un organisme à part entière.