Au delà de l'exotique
VU MAG #2, "Japon," November 2008
Le Japon a puisé ses racines culturelles dans la civilisation chinoise et c’est un pays qui s’est toujours montré friand d’influences étrangères. Aujourd’hui il continue d’intégrer sélectivement ces influences externes qui sont disséquées, digérées et ‘japonisées’ pour former une nouvelle entité fondamentalement japonaise. Ce phénomène se répète tout au long de l’historie de la photographie moderne japonaise, avec l’influence de l’école de Chicago de Callahan et de Siskind sur le travail de Yasuhiro Ishimoto, celle de William Klein sur Daido Moriyama, ou celle de The Americans de Robert Frank sur la série Zokushin de Hiromi Tsuchida. Le courant fonctionne très différemment en sens inverse : le Japon a peu exporté ses richesses artistiques et n’a pas vocation à être compris à l’étranger. Rencontrer ce pays par le prisme de la photographie permet de dépasser l’exotisme du premier abord et de lever le voile sur son identité réelle.
Au cours des 50 dernières années, le Japon a développé une tradition photographique sans égal. Du réalisme intransigeant de l’après guerre parrainé par Ken Domon est né dans les années 1960 le subjectivisme documentaire des fondateurs de l’agence VIVO. Ces artistes ont produit certaines des œuvres les plus puissantes et engagées du canon photographique japonais : de Chizu (La Carte) de Kikuji Kawada à Nagasaki 11:02 de Shomei Tomatsu en passant par Kamaitachi d’Eikoh Hosoe, le thème du bombardement atomique de Hiroshima et de Nagasaki hante leurs esprits. Pour cette génération la photographie est un moyen de digérer les évènements de la guerre du Pacifique et de la défaite japonaise, mais aussi d’apporter un début de réponse à la question de l’avenir incertain de leur pays. La volonté de la photographie japonaise de revisiter le passé ne cesse de se manifester. Avec ses explorations autour de la capacité de la photographie à exprimer la réalité d’une expérience vécue, Moriyama perçoit les photographies prises lors d’un de ses voyages comme « la commémoration du fait que j’ai existé à cet endroit ». En 1978 dans sa série Apartment Miyako Ishiuchi étudie les traces laissées par les générations passées sur un bloc d’appartements dilapidé. Aujourd’hui avec son travail sur la destruction architecturale Ryuji Miyamoto nous demande si « une photographie peut seulement être considérée comme une entité vraiment indépendante et matériellement parfaite lorsque la scène qu’elle a capturée quitte le monde entièrement ? ».
Depuis l’explosion économique des années 80 et le krach économique qui l’a suivie, le Japon est entré dans une nouvelle phase de mutation. On y découvre un Tokyo ultramoderne, matérialiste et foisonnant de sous-cultures, mais aussi une jeunesse à la dérive dans un monde impitoyable comme celle que nous montre Bertrand Desprez. Les photographes japonais de cette génération nous offrent une vision intimiste mais aussi détachée du monde qui l’entoure. Dans l’œuvre de Taiji Matsue ou de Naoya Hatakeyama nous sommes confrontés à des paysages urbains qui se profilent à l’infini sans traces d’humanité, alors que chez Jogi Hashiguchi ou Takashi Homma on voit une jeunesse perdue dans la banalité des banlieues de Tokyo. Mais on trouve également dans cette photographie contemporaine certains des thèmes fondamentaux de l’art traditionnel japonais - des vagues d’Asada Nobuo ou d’Asako Narahashi aux sakura (fleurs de cerisier) de Risaku Suzuki ou de Katsumi Omori la nature garde une place primordiale.
Ce pays ultramoderne à la mémoire encombrante, ancré dans ses traditions immuables, est en quête perpétuelle d’identité. Ce face à face photographique nous montre la multiplicité des facettes qui le constituent, et permet de constater la formidable ampleur de sa richesse artistique.
By Marc Feustel